Qu’est-ce que ta sagesse et que ton jugement ?
Homme, en ta conscience as-tu, quelque mesure
Pour peser, pour compter, pour régler, qui soit sûre ?
Toi-même, n’es-tu pas ton propre étonnement ?
Ce que le genre humain fait misérablement
T’effraie, et tu ne sais ce que tu dois en croire.
L’homme pour l’homme est nuit. Devant ta propre histoire
Entends-tu clairement l’évidence crier ?
Voyons. Explique-toi. Quel est le meurtrier :
Brutus tuant César, ou César tuant Rome ?
Quand. même l’âpre Dante et cet autre qu’on nomme
Tacite, et celui-là qu’on nomme Juvénal
Siégeraient dans ton âme ainsi qu’un tribunal,
L’un Minos, l’autre Éaque, et l’autre Rhadamante,
Tu ne sentirais pas que la lumière augmente,
Et que plus de justice avec plus de raison
Se lève dans ton coeur et sur ton horizon.
Voici la bête fauve et la bête de somme,
D’un côté l’empereur, de l’autre côté l’homme,
Claude et le genre humain, Tibère et l’univers ;
L’un est-il plus abject que l’autre n’est pervers ?
Tiens, vois : -comme le soir les nuages s’amassent,
Les sombres légions rentrent ; les soldats passent,
Aigle et bannière au vent, sous les arcs triomphaux ;
Le peuple bat des mains du haut des échafauds ;
Ils mêlent aux clairons quelque strophe sauvage :
« -Nous sommes compagnons de gloire et de ravage,
« O Commode, empereur égal à Jupiter !
« Qui donc pourrait compter les vagues de la mer,
«
Les rois que tu domptas, les murs que nous rompîmes ? »
Ils. passent, rapportant les dépouilles opimes ;
A leur têté est le maître immense, le vainqueur ;
Toute Rome à ses pieds n’est plus qu’un vaste choeur ;
Il marche précédé de la fanfare altière ;
Et le cirque frémit ; dans le noir bestiaire
De grands tigres ouvrant leurs pattes sont debout,
Et, pour voir passer l’homme à qui Dieu livre tout,
Le César adoré du globe qu’il saccage,
Collent leur ventre fauve aux barreaux de leur cage.
Et maintenant, César, content du bon accueil,
César, dont la lumière est faite avec le deuil
Des nations sur qui pèse l’ombre profonde,
L’empereur effrayant de cette nuit du monde,
En rendant grâce aux dieux, donne au peuple romain
Un banquet où l’on va boire du sang humain,
Où la brute des bois et Rome souveraine,
Joyeuses, rugiront ensemble dans l’arène,
Où l’encens fumera parmi les cris plaintifs,
Un festin de chrétiens, de martyrs, de captifs,
D’esclaves ramenés de l’Etixin ou du Tage,
Et le peuple s’attable, et le tigre partage.
Qui, du tigre ou de l’homme, est le monstre ? réponds.
Et plus tard, quand des voix diront là-haut : frappons !
Quand l’histoire verra, dans la nuit prête ànaître,
Les vieux démons de l’homme, horribles, reparaître,
Et s’écriera, les bras levés au ciel : Voilà
Caïn dans Constantin, Nemrod dans Attila !
Quand Rome penchera, c’est-à-dire le monde ;
Quand, pour tout engloutir, viendront dans la même onde
La Barbarie affreuse et le Christ radieux ;
Quand tout se défera, les lois, les moeurs, les dieux,
Quand la ville éternelle, esclave reine, en proie
Aux eunuques, joyeux d’on ne sait quelle joie,
Fera remplir sa coupe avec un rire impur
En entendant le pas d’Alaric sous son mur,
Quand Rome n’aura plus que l’immonde énergie
D’attendre le viol, les coudes dans l’orgie,
Lorsque le sort fera cet éclat d’enivrer
Cette prostituée avant de la livrer ;
Quand la fatalité donnera le scandale
Du visigoth, du hun stupide, du vandale,
Qu’est-ce que tu feras, qu’est-ce que tu diras ?
Quand les fléaux seront comme des magistrats,
Quand l’aube et le tombeau seront mêlés ensemble,
Quand tout sera si juste et si cruel qu’il semble
Que Dieu soit le faucheur, que Satan soit la faulx,
Quel sage d’entre vous distinguera le faux
Du vrai, le oui du non, le rayon de la foudre,
Ce qu’il faut condamner de ce qu’il faut absoudre,
Le héros du bandit, l’ange. de l’animal,
L’affreux débordement du déluge normal,
Et du mal et du bien pourra faire la somme
Dans cet épouvantable écroulement de l’homme ?