Les deux archers

Auteur: Victor Hugo
Année: 1828

C’était l’instant funèbre où la nuit est si sombre,
Qu’on tremble à chaque pas de réveiller dans l’ombre
Un démon, ivre encor du banquet des sabbats ;
Le moment où, liant à peine sa prière,
Le voyageur se hâte à travers la clairière ;
C’était l’heure où l’on parle bas.

Deux francs archers passaient au fond de la vallée,
Là-bas ! où vous voyez une tour isolée,
Qui, lorsqu’en Palestine allaient mourir nos rois,
Fut bâtie en trois nuits, au dire de nos pères,
Par un ermite saint qui remuait les pierres
Avec le signe de la croix.

Tous deux, sans craindre l’heure, en ce lieu taciturne,
Allumèrent un feu pour leur repas nocturne ;
Puis ils vinrent s’asseoir, en déposant leur cor,
Sur un saint de granit, dont l’image grossière,
Les mains jointes, le front couché dans la poussière,
Avait l’air de prier encor.

Cependant sur la tour, les monts, les bois antiques,
L’ardent foyer jetait des clartés fantastiques ;
Les hiboux s’effrayaient au fond des vieux manoirs ;
Et les chauves-souris, que tout sabbat réclame,
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
De leur grande aile aux ongles noirs.

Le plus vieux des archers alors dit au plus jeune :
— Portes-tu le cilice ? — Observes-tu le jeûne ?
Reprit l’autre ; et leur rire accompagna leur voix.
D’autres rires de loin tout à coup s’entendirent.
Le val était désert, l’ombre épaisse ; ils se dirent :
— C’est l’écho qui rit dans les bois.

Soudain à leurs regards une lueur rampante
En bleuâtres sillons sur la hauteur serpente ;
Les deux blasphémateurs, hélas ! sans s’effrayer,
Jetèrent au brasier d’autres branches de chênes,
Disant : — C’est, au miroir des cascades prochaines,
Le reflet de notre foyer.

Or cet écho (d’effroi qu’ici chacun s’incline)
C’était Satan riant tout haut sur la colline !
Ce reflet, émané du corps de Lucifer,
C’était le pâle jour qu’il traîne en nos ténèbres,
Le rayon sulfureux qu’en des songes funèbres
Il nous apporte de l’enfer !

Aux profanes éclats de leur coupable joie,
Il était accouru comme un loup vers sa proie ;
Sur les archers dans l’ombre erraient ses yeux ardents.
« Riez et blasphémez dans vos heures oisives.
Moi, je ferai passer vos bouches convulsives
Du rire au grincement de dents ! »

*

À l’aube du matin, un peu de cendre éteinte
D’un pied large et fourchu portait l’étrange empreinte.
Le val fut tout le jour désert, silencieux.
Mais, au lieu du foyer, à minuit même, un pâtre
Vit soudain apparaître une flamme bleuâtre
Qui ne montait pas vers les cieux.

Dès qu’au sol attachée elle rampa livide,
De longs rires, soudain éclatant dans le vide.
Glacèrent le berger d’un grand effroi saisi.
Il ne vit point Satan et ceux de l’autre monde,
Et ne put concevoir, dans sa terreur profonde,
Ce qu’ils souffraient pour rire ainsi !

Dès lors, toutes les nuits, aux monts, aux bois antiques,
L’ardent foyer jeta ses clartés fantastiques ;
Des rires effrayaient les hiboux des manoirs ;
Et les chauves-souris, que tout sabbat réclame,
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
De leur grande aile aux ongles noirs.

Rien, avant le rayon de l’aube matinale,
Enfants, rien n’éteignait cette flamme infernale.
Si l’orage, à grands flots tombant, grondait dans l’air,
Les rires éclataient aussi haut que la foudre,
La flamme en tournoyant s’élançait de la poudre,
Comme pour s’unir à l’éclair.

Mais enfin une nuit, vêtu du scapulaire,
Se leva du vieux saint le marbre séculaire ;
Il fit trois pas, armé de son rameau bénit ;
De l’effrayant prodige effrayant exorciste,
De ses lèvres de pierre il dit : « Que Dieu m’assiste ! »
En ouvrant ses bras de granit !

Alors tout s’éteignit, flammes, rires, phosphore,
Tout ! et le lendemain, on trouva dès l’aurore
Les deux gens d’armes morts sur la statue assis ;
On les ensevelit ; et, suivant sa promesse,
Le seigneur du hameau, pour fonder une messe,
Légua trois deniers parisis.

*

Si quelque enseignement se cache en cette histoire,
Qu’importe ! il ne faut pas la juger, mais la croire.
La croire ! Qu’ai-je dit ? ces temps sont loin de nous !
Ce n’est plus qu’à demi qu’on se livre aux croyances.
Nul, dans notre âge aveugle et vain de ses sciences,
Ne sait plier les deux genoux !

Juillet 1825.

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