Le géant

Auteur: Victor Hugo
Année: 1828

Ô guerriers ! je suis né dans le pays des Gaules.
Mes aïeux franchissaient le Rhin comme un ruisseau,
Ma mère me baigna dans la neige des pôles
Tout enfant, et mon père, aux robustes épaules,
De trois grandes peaux d’ours décora mon berceau.

Car mon père était fort ! L’âge à présent l’enchaîne.
De son front tout ridé tombent ses cheveux blancs.
Il est faible ; il est vieux. Sa fin est si prochaine,
Qu’à peine il peut encor déraciner un chêne
Pour soutenir ses pas tremblants !

C’est moi qui le remplace ! et j’ai sa javeline,
Ses bœufs, son arc de fer, ses haches, ses colliers ;
Moi qui peux, succédant au vieillard qui décline,
Les pieds dans le vallon, m’asseoir sur la colline,
Et de mon souffle au loin courber les peupliers.

À peine adolescent, sur les Alpes sauvages,
De rochers en rochers je m’ouvrais des chemins ;
Ma tête ainsi qu’un mont arrêtait les nuages ;
Et souvent, dans les cieux épiant leurs passages,
J’ai pris des aigles dans mes mains.

Je combattais l’orage, et ma bruyante haleine
Dans leur vol anguleux éteignait les éclairs ;
Ou, joyeux, devant moi chassant quelque baleine,
L’océan à mes pas ouvrait sa vaste plaine,
Et mieux que l’ouragan mes jeux troublaient les mers.

J’errais, je poursuivais d’une atteinte trop sûre
Le requin dans les flots, dans les airs l’épervier ;
L’ours, étreint dans mes bras, expirait sans blessure,
Et j’ai souvent, l’hiver, brisé dans leur morsure
Les dents blanches du loup-cervier.

Ces plaisirs enfantins pour moi n’ont plus de charmes.
J’aime aujourd’hui la guerre et son mâle appareil,
Les malédictions des familles en larmes,
Les camps, et le soldat, bondissant dans ses armes,
Qui vient du cri d’alarme égayer mon réveil.

Dans la poudre et le sang, quand l’ardente Mêlée
Broie et roule une armée en bruyants tourbillons,
Je me lève, je suis sa course échevelée,
Et, comme un cormoran fond sur l’onde troublée,
Je plonge dans les bataillons.

Ainsi qu’un moissonneur parmi des gerbes mûres,
Dans les rangs écrasés, seul debout, j’apparais.
Leurs clameurs dans ma voix se perdent en murmures ;
Et mon poing désarmé martelle les armures
Mieux qu’un chêne noueux choisi dans les forêts.

Je marche toujours nu. Ma valeur souveraine
Rit des soldats de fer dont vos camps sont peuplés.
Je n’emporte au combat que ma pique de frêne,
Et ce casque léger que traîneraient sans peine
Dix taureaux au joug accouplés.

Sans assiéger les forts d’échelles inutiles,
Des chaînes de leurs ponts je brise les anneaux.
Mieux qu’un bélier d’airain je bats leurs murs fragiles.
Je lutte corps à corps avec les tours des villes.
Pour combler les fossés, j’arrache les créneaux.

Oh ! quand mon tour viendra de suivre mes victimes,
Guerriers ! ne laissez pas ma dépouille au corbeau ;
Ensevelissez-moi parmi des monts sublimes,
Afin que l’étranger cherche en voyant leurs cimes
Quelle montagne est mon tombeau !

Mars 1825.

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