La liberté

Auteur: Victor Hugo
Année: 1828

I

Quand l’impie a porté l’outrage au sanctuaire,
Tout fuit le temple en deuil, de splendeur dépouillé ;
Mais le prêtre fidèle, à genoux sur la pierre,
Prodigue plus d’encens, répand plus de prière,
Courbe plus bas son front devant l’autel souillé.

II

Non, sur nos tristes bords, ô belle voyageuse !
Sœur auguste des rois, fille sainte de Dieu,
Liberté ! pur flambeau de la gloire orageuse,
Non, je ne t’ai point dit adieu !
Car mon luth est de ceux dont les voix importunes
Pleurent toutes les infortunes,
Bénissent toutes les vertus.
Mes hymnes dévoués ne traînent point la chaîne
Du vil gladiateur, mais ils vont dans l’arène,
Du linceul des martyrs vêtus.

Dans l’âge où le cœur porte un souffle magnanime,
Où l’homme à l’avenir jette un défi sublime
Et montre à sa menace un sourire hardi ;
Avant l’heure où périt la fleur de l’espérance,
Quand l’âme, lasse de souffrance,
Passe du frais matin à l’aride midi ;

Je disais : « Ô salut ! vierge aimable et sévère !
Le monde, ô Liberté, suit tes nobles élans ;
Comme une jeune épouse il t’aime, et te révère
Comme une aïeule en cheveux blancs !
« Salut ! tu sais, de l’âme écartant les entraves,
Descendre au cachot des esclaves
Plutôt qu’au palais des tyrans ;
Aux concerts du Cédron mêlant ceux du Permesse,
Ta voix douce a toujours quelque illustre promesse
Qu’entendent les héros mourants. »

Je disais. Souriant à mon ivresse austère,
Je vis venir à moi les sages de la terre :
« Voici la Liberté ! plus de sang ! plus de pleurs !
Les peuples réveillés s’inclinent devant elle.
Viens, ô son jeune amant ! car voici l’Immortelle !… »
Et j’accourus, portant des palmes et des fleurs.

III

Ô Dieu ! leur Liberté, c’était un monstre immense,
Se nommant Vérité parce qu’il était nu,
Balbutiant les cris de l’aveugle démence
Et l’aveu du vice ingénu !
La fable eût pu donner à ses fureurs impies
L’ongle flétrissant des harpies
Et les mille bras d’Ægéon.
La dépouille de Rome ornait l’impure idole.
Le vautour remplaçait l’aigle à son Capitole.
L’enfer peuplait son Panthéon.

Le Supplice hagard, la Torture écumante,
Lui conduisaient la Mort comme une heureuse amante.
Le monstre aux pieds foulait tout un peuple innocent ;
Et les sages menteurs, aux pompeuses doctrines,
Soutenaient ses pas lourds, quand, parmi les ruines,
Il chancelait, ivre de sang !

Mêlant les lois de Sparte aux fêtes de Sodome,
Dans tous les attentats cherchant tous les fléaux,
Par le néant de l’âme il croyait grandir l’homme,
Et réveillait le vieux chaos.
Pour frapper leur couronne osant frapper leur tête,
Des rois, perdus dans la tempête,
Il brisait le trône avili ;
Et, de l’éternité lui laissant quelque reste,
Daignait à Dieu, muet dans son exil céleste,
Offrir un échange d’oubli.

IV

Et les sages disaient : « Gloire à notre sagesse !
Voici les jours de Rome et les temps de la Grèce !
Nations, de vos rois brisez l’indigne frein.
Liberté ! N’ayez plus de maîtres que vous-même ;
Car nous tenons de toi notre pouvoir suprême,
Sois donc heureux et libre, ô peuple souverain !… »

Tyrans adulateurs ! caresses mensongères !
Ô honte ! Asie, Afrique, où sont tous vos sultans ?
Que leurs sceptres sont doux, et leurs chaînes légères,
Près de ces bourreaux insultants !
Rends gloire, ô foule abjecte en tes fers assoupie,
Au vil monstre d’Éthiopie,
Par un fer jaloux mutilé !
Gloire aux muets, cachés au harem du Prophète !
Gloire à l’esclave obscur, qui leur livre sa tête,
Du moins en silence immolé !

Le sultan, sous des murs de jaspe et de porphyre,
Jetant à cent beautés un dédaigneux sourire,
Foule la pourpre et l’or, et l’ambre et le corail,
Et de loin, en passant, le peuple peut connaître
Où sont les plaisirs de son maître,
À la tête qui pend aux portes du sérail.

Peuple heureux ! éveillant la révolte hardie,
Parmi ses toits troublés, dans l’ombre, bien souvent
L’inquiet janissaire égare l’incendie
Sur l’aile bruyante du vent.
Peuple heureux ! d’un vizir sa vie est le domaine ;
Un poison, que la mort promène,
Flétrit son rivage infecté ;
L’esclavage le courbe au joug de l’épouvante.
Peuple trois fois heureux ! divins sages qu’on vante,
Il n’a pas votre Liberté !

V

Ô France ! c’est au ciel qu’en nos jours de colère
À fui la Liberté, mère des saints exploits ;
Il faut, pour réfléchir cet astre tutélaire,
Que, pur dans tous ses flots, le fleuve populaire
Coule à l’ombre du trône appuyé sur les lois.

Un Dieu du joug du mal a délivré le monde.
Parmi les opprimés il vint prendre son rang ;
Rois ! — en vœux fraternels sa parole est féconde ;
Peuple ! — il fut pauvre, humble et souffrant.
La Liberté sourit à toutes les victimes,
À tous les dévouements sublimes,
Sauveurs des états secourus ;
À ses yeux la Vendée est sœur des Thermopyles ;
Et le même laurier, dans les mêmes asiles,
Unit Malesherbe et Codrus.

VI

Quand l’impie a porté l’outrage au sanctuaire,
Tout fuit le temple en deuil, de splendeur dépouillé ;
Mais le prêtre fidèle, assis dans la poussière,
Prodigue plus d’encens, répand plus de prière,
Courbe plus bas son front devant l’autel souillé.

3 juillet 1823.

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