Je vis toujours

Auteur: Paul Eluard
Année: 1963

Et je me suis assis sans pudeur sur la vague
De ce fleuve lointain gaufré de soleil vert
Les arbres célébraient la nuit et les étoiles

J’ai vu clair dans la nuit toute nue
Dans la nuit toute nue quelle femme
M’a montré son visage s’est montrée toute nue
Sa beauté adulte était plus sérieuse
Que les lois sans pitié de la nécessité

Contre elle les toilettes de nature
Puériles exerçaient leurs armes éternelles
De fer et de marbre et de sel
Contre elle le diamant du ciel
S’émoussait et se ternissait

Pourtant c’était une beauté
De sable et de mousse et de crépuscule
Mais c’était une beauté
De chair de langue et de prunelles
Une beauté bourgeon et déchet des saisons

Beauté qui s’éteignait sous de vagues rencontres
J’ai séparé des amoureux plus laids ensemble
Que séparés
Pour les sauver j’ai fait chanter la solitude
J’ai brisé leurs lèvres au carré

J’ai fait sécher j’ai eu le temps de faire sécher
Les fleurs sans remords d’un mensonge
Le fumier tout frais qui pleurait
Et les aubes mal réveillées

Mais j’ai fait rire les comédiens les plus amers
Épris de nudité et trop bien habillés
Ceux qui parlent à côté leurs yeux brûlent sans chaleur
Ceux qui parlent sciemment pour vieillir commodément
Les constructeurs de leur prison huilée bien cheminée
Porteurs de chaînes mains à menottes têtes à cornettes

Les globules bleus d’un monde décoloré
Sur le toit leurs rêves étaient à la cave
Ils ne cultivaient que l’éternité
Mon cœur et mon œil
Sous l’espace intact tout était gelé

D’où êtes-vous sortie image sans azur
Spectatrice en vue
Sinon de moi qui dors si mal sur un grabat
D’où êtes-vous sortie touchant la terre de si près
Que je suis votre pas sur le pavé des rues

Où je m’ennuie si souvent où je me perdrai
Malgré tous les repères que j’ai posés lucide
Quand j’étais jeune et prévoyant
Quand l’ombre m’habitait
Quand je ne m’abreuvais que de vin transparent

Vous tout entière réglée par cette chair
Qui est la mienne au flanc du vide
Tremblante seulement
À l’idée d’échapper au monde indispensable
Vous précaire en dépit de mon espoir de vivre

Il n’y a pas de dérision
Il n’y a rien qui soit faussé
Sinon ce qui n’est pas l’image sans midi
Qui s’impose la nuit sur la moelle
De ce fleuve où je me suis assis

Je vis encore et je partage
Le blé le pain de la beauté
Sans autre lumière que naître et qu’exister
Vous très basse et très haute dans la nudité
Du nord et du sud en un seul instant

La treille humaine est entre nous
Notre naissance de la femme est évidente
Et voici l’herbe qui poussa dans notre enfance

Es-tu malade ou fatigué
Es-tu dément ou simplement
Plus malheureux que d’habitude
Je n’ai pas envie de répondre

Car je crains trop en répondant
D’avoir le sort de ces joueurs
Qui jouent pour rien sur le velours
De leurs désirs de leurs douleurs

J’ai déniché les œufs utiles
À ma faim pour ne pas mourir
Mais au delà j’oublie mes rêves
Au delà je m’en veux à mort.

Octobre 1946.

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