Éternité de ceux que je n’ai pas revus

Auteur: Paul Eluard
Année: 1946

J’ai d’abord été surpris
Le temps s’ajoutait au temps
Et l’angoisse à l’impatience
Comme une nuit qui suivrait
Une autre nuit et le jour
Devient une chimère grise
Et puis une chimère noire
Il faut la regarder en soi
Avec les yeux du souvenir
Et bientôt l’on voit en aveugle
Et l’on est un sujet de nuit

Je me suis mis à tâtonner
Dans un monde où la vie baissait
Des hommes que je connaissais
Apparaissaient disparaissaient
Flammes en peine dans le soir
Rires et larmes éclipsés
Des hommes sûrs de la vie
Des hommes nourris d’espoir
Ô mes frères courageux
Ô mes frères en amour
Je vous ai perdus de vue

*

Visages clairs souvenirs sombres
Puis comme un grand coup sur les yeux
Visages de papier brûlé
Dans la mémoire rien que cendres
La rose froide de l’oubli
Pourtant Desnos pourtant Péri
Crémieux Fondane Pierre Unik
Sylvain Itkine Jean Jausion
Grou-Radenez Lucien Legros
Le temps le temps insupportable
Politzer Decour Robert Blache
Serge Meyer Mathias Lübeck
Maurice Bourdet et Jean Fraysse
Dominique Corticchiato
Et Max Jacob et Saint-Pol-Roux
Rien que le temps de n’être plus
Et rien que le temps d’être tout
Dans ma mémoire qui revient
Dans la mémoire que j’enseigne
Rien que le temps d’être Desnos
Rien que le temps d’être Péri
Rien que le temps d’être Crémieux
D’être Decour ou Politzer
Ou Saint-Pol-Roux ou Max Jacob
Grou-Radenez Lucien Legros
Sylvain Itkine Jean Jausion
Serge Meyer Mathias Lübeck
Blache Fondane Pierre Unik
Dominique Corticchiato
Maurice Bourdet ou Jean Fraysse
Et tous à l’image de l’homme
Tous nous rendant la vie possible

*

Des héros et des victimes
Dans ce décor de soleils
Et de mers renouvelées.
Mais aussi dans ce chaos
De travaux et de prisons
De chagrins et de famines
Leurs mains ont serré les miennes
Leur voix a formé ma voix
Dans un miroir fraternel
Et mes mains serrent les mains
D’hommes qui naîtront demain
Et qui leur ressemblent tant
Que je me crois éternel
Le sang passe la mort casse

Nous ne sommes plus nombreux
Nous sommes à l’infini.
La lumière l’air la nuit
Résident en notre sein
Ô mes frères courageux
Au long d’un âge parfait
J’en ai oublié l’oubli

Les lendemains sont anciens
Et le passé est tout neuf
Et nous sommes le commun
Et tout est commun sur terre
Simple comme un seul oiseau
Qui confond d’un seul coup d’aile
Les champs nus et les récoltes

Et le ciel avec le sol.

Septembre 1945.

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