Du fond de l’abîme

Auteur: Paul Eluard
Année: 1963

I

La lumière et la chaleur
Piétinées dispersées

Le pain
Volé aux naïfs

Le fil de lait
Lancé aux bêtes enragées

Quelques profondes mares de sang
Quelques incendies pétulants
Pour égayer ceux qui vont vivre
Vivre vivre sur leur fumier.

II

Au milieu du délire
Gorges tumultueuses et ventres dévorants
La morsure est soleil et lune le crachat
La blessure un écrin la souillure une perle
Tiède le sein pourri
La légende pourrie du sein maternel
Rose et verte la langue
La belle histoire de la langue changée en fée.

III

Ils n’étaient pas fous les mélancoliques
Ils étaient conquis digérés exclus
Par la masse opaque
Des monstres pratiques

Avaient leur âge de raison les mélancoliques
L’âge de la vie

Ils n’étaient pas là au commencement
À la création
Ils n’y croyaient pas
Et n’ont pas su du premier coup
Conjuguer la vie et le temps
Le temps leur paraissait long
La vie leur paraissait courte
Et des couvertures tachées par l’hiver
Sur des cœurs sans corps sur des cœurs sans nom
Faisaient un tapis de dégoût glacé
Même en plein été.

IV

Le solitaire toujours premier
Comme un ver dans une noix
Réapparaît le long des sinuosités
De la plus fraîche des cervelles
Le solitaire apprend à marcher de côté
À s’arrêter quand il est ivre de solitude
Le solitaire tourne ses pieds dans tous les sens
Il vague il rompt esquive feint

Il bouge mais bientôt
Tout bouge et lui fait peur
Le solitaire quand on l’appelle
Petit petit petit petit
Fait celui qui n’entend pas

En pleine viande fraîche
Comme un couteau rouillé
Le solitaire s’éternise
Et l’odeur du cadavre monte et s’éternise
Le miel de la force est farci d’ordures.

V

Je parle du fond de l’abîme
Et je vois le fond de l’abîme
L’homme creusé comme une mine
Comme un port sans vaisseaux
Comme un foyer sans feu

Pauvre visage sacrifié
Pauvre visage sans limites
Composé de tous les visages saccagés
Tu rêvais de balcons de voiles de voyages
Tu rêvais de printemps de baisers de bonté
Tu savais bien quels sont les droits et les devoirs
De la beauté mon beau visage dispersé

Il faudrait pour cacher ton horreur et ta honte
Des mains nouvelles des mains entières dans leur tâche
Mains travailleuses au présent
Et courageuses même en rêve.

VI

Je parle du fond de l’abîme
Je parle du fond de mon gouffre
C’est le soir et les ombres fuient
Le soir m’a rendu sage et fraternel
Il ouvre partout ses portes lugubres
Je n’ai pas peur j’entre partout
Je vois de mieux en mieux la forme humaine
Sans visage encore et pourtant
Dans un coin sombre où le mur est en ruines
Des yeux sont là aussi clairs que les miens
Ai-je grandi ai-je un peu de pouvoir.

VII

Nous sommes à nous deux la première nuée
Dans l’étendue absurde du bonheur cruel
Nous sommes la fraîcheur future
La première nuit de repos
Qui s’ouvrira sur un visage et sur des yeux nouveaux et purs

Nul ne pourra les ignorer.

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