I
Ce siècle, jeune encore, est déjà pour l’histoire
Presque une éternité de malheurs et de gloire.
Tous ceux qu’il a vus naître ont vieilli dans vingt ans.
Il semble, tant sa place est vaste en leur mémoire,
Qu’il ne peut achever ses destins éclatants
Sans fermer avec lui le grand cercle des temps.
Chez des peuples fameux, en des jours qu’on renomme,
Pour un siècle de gloire il suffisait d’un homme.
Le nôtre a déjà vu passer bien des flambeaux !
Il peut lutter sans crainte avec Athène et Rome :
Que lui fait la grandeur des âges les plus beaux ?
Il les domine tous, rien que par ses tombeaux !
À peine il était né, que d’Enghien sur la poudre
Mourut, sous un arrêt que rien ne peut absoudre.
Il vit périr Moreau ; Byron, nouveau Rhiga.
Il vit des cieux vengés tomber avec sa foudre
Cet aigle dont le vol douze ans se fatigua
Du Caire au Capitole et du Tage au Volga !
— « Qu’importe ? dit la foule. Ah ! laissons les tempêtes
Naître, grossir, tonner sur ces sublimes têtes ;
Pourvu que chaque jour amène son festin,
Que toujours le soleil rayonne pour nos fêtes,
Et qu’on nous laisse en paix couler notre destin,
Oublier jusqu’au soir, dormir jusqu’au matin !
« Que le crime s’élève et que l’innocent tombe,
Qu’importe ? — Des héros sont morts ? paix à leur tombe !
Et nous-mêmes… qui sait si demain nous vivrons ?
Quand nous aurons atteint le terme où tout succombe,
Nous dirons : Le temps passe ! et nous ignorerons
Quels vents ont amené l’orage sur nos fronts. »
II
Ce ne sont point là tes paroles,
Toi dont nul n’a jamais douté,
Toi qui sans relâche t’immoles
Au culte de la Vérité !
Victime, et vengeur des victimes,
Ton cœur aux dévouements sublimes
S’offrit en tout temps, en tout lieu ;
Toute ta vie est un exemple,
Et ta grande âme est comme un temple
D’où ne sort que la voix d’un Dieu.
Il suffit de ton témoignage
Pour que tout mortel, incliné,
Aille rendre un public hommage
À ce qu’il avait profané.
Ta bouche, pareille au temps même,
N’a besoin que d’un mot suprême
Pour récompenser ou punir,
Et, parlant plus haut dans notre âge
Que la flatterie et l’outrage,
Dicte l’histoire à l’avenir !
Puisqu’il n’est plus d’autres miracles
Que les hommes nés parmi nous,
Tu succèdes aux vieux oracles
Que l’on écoutait à genoux.
À ta voix, qui juge les races,
Nos demi-dieux changent de places,
Comme, à des chants mystérieux,
Quand la nuit déroulait ses voiles,
Jadis on voyait les étoiles
Descendre ou monter dans les cieux !
Pour mériter ce rang auguste
Aux vertus par le ciel offert,
Qui plus que lui fut noble et juste ?
Et qui, surtout, a plus souffert !
Cet homme a payé tant de gloire
Par des malheurs que la mémoire
Ne peut rappeler sans effroi ;
C’est un enfant des scandinaves ;
C’est Gustave, fils des Gustaves ;
C’est un exilé ; — c’est un roi !
III
Il avait un ami dans ses fraîches années,
Comme lui tout empreint du sceau des destinées.
C’est ce jeune d’Enghien qui fut assassiné !
Gustave à ce forfait se jeta sur ses armes ;
Mais, quand il vit l’Europe insensible à ses larmes,
Calme et stoïque, il dit : « Pourquoi donc suis-je né ?
« Puisque du meurtrier les nations vassales
Courbent leurs fronts tremblants sous ses mains colossales ;
Puisque sa volonté des princes est la loi ;
Puisqu’il est le soleil qui domine leur sphère ;
Sur un trône aujourd’hui je n’ai plus rien à faire,
Moi qui voudrais régner en roi ! »
Il céda. — Dieu montrait, par cet exemple insigne,
Qu’il refuse parfois la victoire au plus digne ;
Que plus tard, pour punir, il apparaît soudain ;
Qu’il fait seul ici-bas tomber ce qu’il élève ;
Et que, pour balancer Bonaparte et son glaive,
Il fallait déjà plus que le sceptre d’Odin !
Gustave, jeune encor, quitta le diadème,
Pour que rien ne manquât à sa grandeur suprême ;
Et, tant que de l’Europe, en proie aux longs revers,
Sous les pas du géant vacilla l’équilibre,
Plus haut que tous les rois il leva son front libre,
Échappé du trône et des fers !
IV
Combien d’un tel exil diffère
Le malheur du tyran banni,
Lorsqu’au fond de l’autre hémisphère
Il tomba, confus et puni !
Quand sous la haine universelle
L’usurpateur enfin chancelle,
Dans sa chute il est insulté ;
En vain il lutte, opiniâtre,
Et de sa pourpre de théâtre
Rien ne reste à sa nudité !
Sa morne infortune est pareille
À la mer aux bords détestés,
Dont l’eau morte à jamais sommeille
Sur de fastueuses cités.
Ce lac, noir vengeur de leurs crimes,
Du ciel, qui maudit ses abîmes,
Ne peut réfléchir les tableaux ;
Et l’œil cherche en vain quelque dôme
De l’éblouissante Sodome,
Sous les ténèbres de ses flots.
Gustave ! âme forte et loyale !
Si parfois, d’un bras raffermi,
Tu reprends ta robe royale,
C’est pour couvrir quelque ennemi.
Dans ta retraite que j’envie,
Tu portes sur ta noble vie
Un souvenir calme et sans fiel ;
Reine, comme toi sans asile,
La Vertu, que la terre exile,
Dans ton grand cœur retrouve un ciel !
V
Ah ! laisse croître l’herbe en tes cours solitaires !
Que t’importe, au milieu de tes pensers austères,
Qu’on n’ose, de nos jours, saluer un héros ;
Et que, chez d’autres rois, puissants, heureux encore,
Une foule de chars ébranle dès l’aurore
Les grands pavés de marbre et l’azur des vitraux !
Tu règnes cependant ! tu règnes sur toute âme
Dont ce siècle glacé n’a pas éteint la flamme ;
Sur tout cœur né pour croire, aimer et secourir ;
Sur tous ces chevaliers que tant d’oubli protège,
Étranges courtisans dont le rare cortège
N’accourt au seuil des rois qu’à l’heure d’y mourir !
En tous lieux où la foi, l’honneur et le génie
Rendent un libre hommage à la vertu bannie,
Ton nom règne, entouré d’un éclat immortel.
Par un beau dévouement toute vie animée,
Toute gloire nouvelle, en notre âge allumée,
Est un flambeau de plus brûlant sur ton autel !
Ni maître ! ni sujet ! — Seul homme sur la terre
Qui d’un pouvoir humain ne soit pas tributaire,
Dieu seul sur tes destins a de suprêmes droits ;
Et, comme la comète aux clartés vagabondes
Marche libre à travers les soleils et les mondes,
Tu passes à côté des peuples et des rois !
30 septembre 1825.