Et Roland :
« Il serait désastreux
Qu’un de vous poursuivît cette proie échappée ;
Je ferais deux morceaux de lui d’un coup d’épée,
Comme le Duero coupe Léon en deux. »
Et, pendant qu’il parlait, à son bras hasardeux
La grande Durandal brillait toute joyeuse.
Roland s’adosse au tronc robuste d’une yeuse,
Criant : « Défiez-vous de l’épée. Elle mord.
— Quand tu serais femelle ayant pour nom la Mort,
J’irai ! J’égorgerai Nuño dans la campagne ! »
Dit Pacheco, sautant sur son genêt d’Espagne.
Roland monte au rocher qui barre le chemin.
L’infant pique des deux, une dague à la main,
Une autre entre les dents, prête à la repartie ;
Qui donc l’empêcherait de franchir la sortie ?
Ses poignets sont crispés d’avance du plaisir
D’atteindre le fuyard et de le ressaisir,
Et de sentir trembler sous l’ongle inexorable
Toute la pauvre chair de l’enfant misérable.
Il vient, et sur Roland il jette un long lacet ;
Roland, surpris, recule, et Pacheco passait…
Mais le grand paladin se roidit, et l’assomme
D’un coup prodigieux qui fendit en deux l’homme
Et tua le cheval, et si surnaturel
Qu’il creva le chanfrein et troua le girel.
« Qu’est-ce que j’avais dit ? » fit Roland.
« Qu’on soit sage,
Reprit-il ; renoncez à forcer le passage.
Si l’un de vous, bravant Durandal à mon poing,
À le cerveau heurté de folie à ce point,
Je lui ferai descendre au talon sa fêlure ;
Voyez. »
Don Froïla, caressant l’encolure
De son large cheval au mufle de taureau,
Crie : « Allons !
— Pas un pas de plus, caballero ! »
Dit Roland.
Et l’infant répond d’un coup de lance ;
Roland, atteint, chancelle, et Froïla s’élance ;
Mais Durandal se dresse, et jette Froïla
Sur Pacheco, dont l’âme en ce moment hurla.
Froïla tombe, étreint par l’angoisse dernière ;
Son casque, dont l’épée a brisé la charnière,
S’ouvre, et montre sa bouche où l’écume apparaît.
Bave épaisse et sanglante ! Ainsi, dans la forêt,
La sève, en mai, gonflant les aubépines blanches,
S’enfle et sort en salive à la pointe des branches.
« Vengeance ! mort ! rugit Rostabat le Géant,
Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant !
— Infants ! cria Roland, la chose est difficile ;
Car Roland n’est pas un. J’arrive de Sicile,
D’Arabie et d’Égypte, et tout ce que je sais,
C’est que des peuples noirs devant moi sont passés ;
Je crois avoir plané dans le ciel solitaire ;
Il m’a semblé parfois que je quittais la terre
Et l’homme, et que le dos monstrueux des griffons
M’emportait au milieu des nuages profonds ;
Mais, n’importe, j’arrive, et votre audace est rare,
Et j’en ris. Prenez garde à vous, car je déclare,
Infants, que j’ai toujours senti Dieu près de moi.
Vous êtes cent contre un ! Pardieu ! le bel effroi !
Fils, cent maravédis valent-ils une piastre ?
Cent lampions sont-ils plus farouches qu’un astre ?
Combien de poux faut-il pour manger un lion ?
Vous êtes peu nombreux pour la rébellion
Et pour l’encombrement du chemin, quand je passe.
Arrière ! »
Rostabat le Géant, tête basse,
Crachant les grognements rauques d’un sanglier,
Lourd colosse, fondit sur le bon chevalier,
Avec le bruit d’un mur énorme qui s’écroule ;
Près de lui, s’avançant comme une sombre foule,
Les sept autres infants, avec leurs intendants,
Marchent, et derrière eux viennent, grinçant des dents,
Les cent coupe-jarrets à faces renégates,
Coiffés de monteras et chaussés d’alpargates,
Demi-cercle féroce, agile, étincelant ;
Et tous font converger leurs piques sur Roland.
L’infant, monstre de cœur, est monstre de stature ;
Le rocher de Roland lui vient à la ceinture ;
Leurs fronts sont de niveau dans ces puissants combats,
Le preux étant en haut et le géant en bas.
Rostabat prend pour fronde, ayant Roland pour cible,
Un noir grappin qui semble une araignée horrible,
Masse affreuse oscillant au bout d’un long anneau ;
Il lance sur Roland cet arrache-créneau ;
Roland l’esquive, et dit au géant : « Bête brute ! »
Le grappin égratigne un rocher dans sa chute,
Et le géant bondit, deux haches aux deux poings.
Le colosse et le preux, terribles, se sont joints.
« Ô Durandal, ayant coupé Dol en Bretagne,
Tu peux bien me trancher encor cette montagne, »
Dit Roland, assenant l’estoc sur Rostabat.
Comme sur ses deux pieds de devant l’ours s’abat,
Après s’être dressé pour étreindre le pâtre,
Ainsi Rostabat tombe ; et sur son cou d’albâtre
Laïs nue avait moins d’escarboucles luisant
Que ces fauves rochers n’ont de flaques de sang.
Il tombe ; la bruyère écrasée est remplie
De cette monstrueuse et vaste panoplie ;
Relevée en tombant, sa chemise d’acier
Laisse nu son poitrail de prince carnassier,
Cadavre au ventre horrible, aux hideuses mamelles,
Et l’on voit le dessous de ses noires semelles.
Les sept princes vivants regardent les trois morts.
Et, pendant ce temps-là, lâchant rênes et mors,
Le pauvre enfant sauvé fuyait vers Compostelle.
Durandal brille et fait refluer devant elle
Les assaillants, poussant des souffles d’aquilon ;
Toujours droit sur le roc qui ferme le vallon,
Roland crie au troupeau qui sur lui se resserre :
« Du renfort vous serait peut-être nécessaire.
Envoyez-en chercher. À quoi bon se presser ?
J’attendrai jusqu’au soir avant de commencer.
— Il raille ! Tous sur lui ! dit Jorge, et pêle-mêle !
Nous sommes vautours ; l’aigle est notre sœur jumelle ;
Fils, courage ! et ce soir, pour son souper sanglant,
Chacun de nous aura son morceau de Roland.