Un lion avait pris un enfant dans sa gueule,
Et, sans lui faire mal, dans la forêt, aïeule
Des sources et des nids, il l’avait emporté.
Il l’avait, comme on cueille une fleur en été,
Saisi sans trop savoir pourquoi, n’ayant pas même
Mordu dedans, mépris fier ou pardon suprême ;
Les lions sont ainsi, sombres et généreux.

Le pauvre petit prince était fort malheureux ;
Dans l’antre, qu’emplissait la grande voix bourrue,
Blotti, tremblant, nourri d’herbe et de viande crue.
Il vivait, presque mort et d’horreur hébété.
C’était un frais garçon, fils du roi d’à côté ;
Tout jeune, ayant dix ans, âge tendre où l’œil brille ;
Et le roi n’avait plus qu’une petite fille
Nouvelle-née, ayant deux ans à peine ; aussi
Le roi qui vieillissait n’avait-il qu’un souci,
Son héritier en proie au monstre ; et la province
Qui craignait le lion plus encor que le prince
Était fort effarée.

Un héros qui passait
Dans le pays fit halte, et dit : Qu’est-ce que c’est ?
On lui dit l’aventure ; il s’en alla vers l’antre.

*

Un creux où le soleil lui-même est pâle, et n’entre
Qu’avec précaution, c’était l’antre où vivait
L’énorme bête, ayant le rocher pour chevet.

Le bois avait, dans l’ombre et sur un marécage,
Plus de rameaux que n’a de barreaux une cage ;
Cette forêt était digne de ce consul ;
Un menhir s’y dressait en l’honneur d’Irmensul ;
La forêt ressemblait aux halliers de Bretagne ;
Elle avait pour limite une rude montagne,
Un de ces durs sommets où l’horizon finit ;
Et la caverne était taillée en plein granit,
Avec un entourage orageux de grands chênes ;
Les antres, aux cités rendant haines pour haines,
Contiennent on ne sait quel sombre talion.
Les chênes murmuraient : Respectez le lion !

*

Le héros pénétra dans ce palais sauvage ;
L’antre avait ce grand air de meurtre et de ravage
Qui sied à la maison des puissants, de l’effroi,
De l’ombre, et l’on sentait qu’on était chez un roi ;
Des ossements à terre indiquaient que le maître

Ne se laissait manquer de rien ; une fenêtre
Faite par quelque coup de tonnerre au plafond
L’éclairait ; une brume où la lueur se fond,
Qui semble aurore à l’aigle et nuit à la chouette,
C’est toute la clarté qu’un conquérant souhaite ;
Du reste c’était haut et fier ; on comprenait
Que l’être altier couchait sur un lit de genêt
Et n’avait pas besoin de rideaux de guipure,
Et qu’il buvait du sang, mais aussi de l’eau pure,
Simplement, sans valet, sans coupe et sans hanap.
Le chevalier était armé de pied en cap.
Il entra.

*

Tout de suite il vit dans la tanière
Un des plus grands seigneurs couronnés de crinière
Qu’on pût voir, et c’était la bête ; elle pensait ;
Et son regard était profond, car nul ne sait
Si les monstres des bois n’en sont pas les pontifes ;
Et ce lion était un maître aux larges griffes,
Sinistre, point facile à décontenancer.

Le héros approcha, mais sans trop avancer.
Son pas était sonore, et sa plume était rouge.
Il ne fit remuer rien dans l’auguste bouge.
La bête était plongée en ses réflexions.
Thésée entrant au gouffre où sont les Ixions
Et les Sisyphes nus et les flots de l’Averne,
Vit à peu près la même implacable caverne.
Le paladin, à qui le devoir disait : va !
Tira l’épée. Alors le lion souleva
Sa tête doucement d’une façon terrible.

Et le chevalier dit : — Salut, ô bête horrible !
Tu caches dans les trous de ton antre un enfant ;
J’ai beau fouiller des yeux ton repaire étouffant,
Je ne l’aperçois pas. Or, je viens le reprendre.
Nous serons bons amis si tu veux me le rendre ;
Sinon, je suis lion aussi, moi, tu mourras ;
Et le père étreindra son enfant dans ses bras,
Pendant qu’ici ton sang fumera, tiède encore ;
Et c’est ce que verra demain la blonde aurore.

Et le lion pensif lui dit : — Je ne crois pas.

*

Sur quoi le chevalier farouche fit un pas,
Brandit sa grande épée, et dit : Prends garde, sire !
On vit le lion, chose effrayante, sourire.
Ne faites pas sourire un lion. Le duel
S’engagea, comme il sied entre géants, cruel,
Tel que ceux qui de l’Inde ensanglantent les jungles.
L’homme allongea son glaive et la bête ses ongles ;
On se prit corps à corps, et le monstre écumant
Se mit à manier l’homme effroyablement ;
L’un était le vaillant et l’autre le vorace ;
Le lion étreignit la chair sous la cuirasse,
Et, fauve, et sous sa griffe ardente pétrissant
Ce fer et cet acier, il fit jaillir le sang
Du sombre écrasement de toute cette armure,
Comme un enfant rougit ses doigts dans une mûre ;
Et puis l’un après l’autre il ôta les morceaux
Du casque et des brassards, et mit à nu les os.
Et le grand chevalier n’était plus qu’une espèce
De boue et de limon sous la cuirasse épaisse ;
Et le lion mangea le héros. Puis il mit
Sa tête sur le roc sinistre et s’endormit.