« Dis-moi donc ce qui se passe,
« Mer ? que fait-on dans l’espace ?
« A quoi, grands flots azurés,
« Veut-on donc que je consente,
« Moi, la sinistre passante
« Des nuages effarés ?
« Je suis la Flamme vivante ;
« Je suis la haute épouvante,
« Le cri sourd du ciel serein,
« La roue aux éclairs sans nombre
« Du grand tourbillon de l’ombre ;
« -Le sombre marcheur d’airain !
« Je suis la bête Tonnerre ;
« J’ai broyé Cham dans son aire,
« Et Capanée 16 en son nid ;
« Mes griffes se sont posées
« Sur les faces écrasées
« Des pharaons de granit.
« Je luis, je frappe, j’émonde.
« Quand Dieu veut détruire un monde,
« C’est moi qui crie : Essayons !
« C’est moi qui brûle les âmes,
« Et, pour en faire des flammes,
« Moi qui rends fous les rayons.
« Ô mer, je fends, quand j’y tombe,
« Comme une vitre, la tombe ;
« Quand je touche un dieu de nuit,
« Le dieu meurt aux mains du bonze ;
« Quand. je crache sur du bronze,
« Le bronze s’évanouit.
« Quand dans ma gueule je mâche
« Un méchant, un traître, un lâche,
« Le mal semble s’éclipser ;
« Quand sous mes pieds je trépigne
« Quelque noir colosse indigne
« On dit : Dieu vient de passer !
« J’ai tordu dans ma fournaise
« Les géants de la Genèse,
« Les titans aux bras nerveux ;
« Brûlant leur cri dans leurs « bouches,
« Je les emportais farouches,
« Mes éclairs dans leurs cheveux !
« J’ai dévoré sons leurs dômes
« Les cinq rois des cinq sodomes,
« Gur, Zaïm, Henôch, Eloph,
« Bél, monstre aux mains jamais lasses… –
« Maintenant tu me remplaces,
« Talon de botte d’Orloff » !
« Orloff est, mon frère sombre ;
« Tous deux, sous nos pieds, dans l’ombre,
« Débout sur le même char,
« Nous écrasons, moi l’étoile
« De Satan que la nuit voile,
« Lui les yeux crevés du czar.
« Mais qu’est-ce donc ? à cette heure,
« Orloff lui-même est un leurre !
« Les rois monstres triomphants
« S’endorment parmi les cierges,
« Souriants comme des vierges,
« Sereins comme des enfants !
« Ces meurtriers dans leur ville
« Ont pour oreiller tranquille
« Leurs crimes inexpiés
« Leur front doucement s’y penche ;
« Et Tobolsk 1e, leur chienne blanche,
« Mange un peuple sous leurs pieds !
« Tandis que, pour leurs chimères,
« Pleurent les sœurs et les mères,
« Que leur nom, fait de remord ;
« D’épouvante et de huées ;
« Sort du milieu des nuées
« Comme un clairon de la mort ;
« Tandis que leur feu dévore,
« Et que, dû soir à l’aurore
« Et de l’aube jusqu’au soir,
« Toute la terre enflammée ’
« Roule autour d’eux sa fumée
« Comme un lugubre encensoir ;
«Ils font venir leurs familles ;
« Ils prodiguent à leurs filles
« Leurs caresses d’Attila ;
« .Puis ils bénissent le monde… –
« Et dis-moi donc, mer profonde,
« Qu’est-ce que nous faisons là ?
« Puisque tu ne sais pas même,
« Mer, gonfler ton flot suprême,
« Et l’emplir de Jéhovah,
« Et prouver que Dieu t’habite,
« Et faire une hydre subite
« De la couleuvre Néva ;
« Puisque l’eau que tu gouvernes
« N’ose entrer dans les cavernes,
« Que tu lui dis : Viens-nous-en !
« Puisqu’un trône est un refuge,
« Que toi, qui fus le déluge,
« Tu n’es plus que l’océan ;
« Puisque la justice boîte ;
« Puisque, moi, qu’en sa main droite
« Tient l’ouragan plein de bruit ;
« Moi dont l’abîme est l’ornière,
« La grande raison dernière
« Du mystère et de la nuit ;
« Puisque moi, la flamme ardente
« Qui sers de prunelle à Dante,
« La semeuse du trépas,
« Moi que fuit l’âme éperdue,
« Moi, la bombe inattendue
« Du mortier qu’on ne voit pas,
« Puisque je ne suis plus bonne
« Qu’à faire un bruit monotone
« Ainsi que les moucherons,
« Et que, stupide, je roule,
« Aux mains d’un joueur de boule,
« Sur le plafond des Nérons ;
« Puisque Dieu ne sait qu’absoudre,
« Je m’en vais ! » – Ainsi la foudre,
« Dans le ciel que l’ombre emplit,
« Parle à la sombre marée,
« Et rugit, désespérée
« Qu’un czar meure dans son lit.
18 avril 1855.