Soufflez-moi vos rages,
Soufflez-moi vos cris,
Justices, outrages,
Tragiques mépris,
Soufflez la huée !
Penchez-vous sur moi,
Venez, ô nuée.
Des faces d’effroi ;
Raison qui M’éclaires,
Gloire au rude accent,
O dents populaires
Dans l’ombre grinçant,
Droit, force imperdable,
Sarcasme qui mords,
Rire formidable,
Plaie au flanc-des morts,
Logique implacable,
Honneur déserté,
Loi qu’un crime accable,
Et toi, Liberté,
Pâle, en proie aux fièvres
Du vil Lambessa,
Essuyant tes lèvres
Que Judas baisa ;
Grands devoirs sévères
Fiers de rester seuls,
Douleurs des Calvaires,
Trous noirs des linceuls,
Haine incorruptible.
Du mal châtié,
Et toi si terrible,
O sainte pitié,
Vérités farouches
Dont tremble Néron !
Vous êtes les bouches,
Je suis le clairon.
I
Quelle est cette ville
Haute sous les cieux
Et qui semble vile,
Bien qu’énorme aux yeux ?
Cette ville est celle
Qui commande ici ;
Le vin y ruisselle,
Et le sang aussi.
Cette citadelle
Sur cet- horizon
Règne, et n’est fidèle
Qu’à la trahison.
Ce burg où l’on monte
Luit dans la vapeur.
Le mont en a honte,
Et l’arbre en a peur ;
Car ces tours damnées,
Hostiles aux cieux,
Sont les cheminées
D’un feu monstrueux.
Vois sur la colline,
Sous les lourds barreaux,
La lueur féline
De leurs soupiraux.
Une flamme noire
Où l’honneur, les lois,
La vertu, la gloire,
Brûlent à la fois,
Dans cette bastille,
Peuple ! aux yeux de tous,
Flamboie et pétille ;
La cendre ; c’est vous.
II
Cette cité veille
Du haut de ses forts,
Au dedans vermeille,
Sinistre au dehors.
Ses maîtres jouissent,
Brigands potentats :
Fiers, ils s’éblouissent
De leurs attentats.
Fêtes décevantes !
Heureux et hideux !
Des lyres servantes
Rôdent autour d’eux.
Ces apothéoses.
Cachent des remords.
C’est un tas de roses
Sur un tas de morts.
Ils ont pour trophée.
Un glaive félon.
La tombe étouffée
Est sous leur talon.
Clameurs jusqu’aux nues,
Faux dieux évoqués ;
Les femmes sont nues,
Les cœurs sont masqués.
L’affreuse prière
Du prêtre effronté
Chante et rit, dèrrière.
Leur iniquité
La horde sans culte,
Sans foi, sans laurier ;
Emplit de tumulte.
L’antre meurtrier.
Il leur faut des belles,
Il leur faut des lys ;
Ces tyrans rebelles,
D’un vin sombre emplis,
Font cette chimère
D’unir sous le ciel
La fleur éphémère
Au crime éternel.
Ils se prostituent ;
La couronne au front,
Ils boivent, ils tuent,
Et, repus, ils ont
Dans leurs noirs refuges ;
A leur vil foyer,
La robe des juges
Pour tout essuyer.
L’homme est lâche et souple ;
A leur déshonneur
Le destin s’accouple ;
Et ce long bonheur
Que nul coup ne brise,
Que voit le ciel bleu,
Sera la surprise
Du réveil de Dieu.
III
Le choc de leurs verres
Sous les grands arceaux,
Fait sur les Calvaires
Remuer des os.
On voit des Électres
Dans l’obscurité.
L’œil fixe des spectres
Est sur leur gaîté.
Dans l’ombre où leurs faces
Semblent des clartés,
On voit des audaces
Et des nudités.
On voit par la vitre
Ce flagrant délit,
Le casque et la mitre
Dans le même lit.
L’Église se livre,
Pâmée, au plus fort ;
Le Sacerdoce ivre
Epouse la Mort.
Effroyables noces !
On dirait les voix
Des bêtes féroces
Chantant dans les bois.
IV
Ils vivent en hâte.
C’est l’éden enfer
Que la foudre tâte
Avec un éclair.
Le roi de Sodome
Est là, l’œil en feu,
Et, crachant sur l’homme,
Ecume sur Dieu.
On a tant de fêtes
Sous cet empereur
Que les blancs prophètes
Frémissent d’horreur !
Dans ce crépuscule,
Brume où Dieu s’abstient,
Le lion recule
Et le serpent vient.
V
Ce tas de complices
Est en sûreté.
Hélas ! dés supplices
Sort la lâcheté.
Toujours fut muette :
La ville où tombait’
L’odeur du squelette,
L’ombre du gibet.
Eux, que leur importe
A ces impudents,
Puisqu’ils ont leur porte,
Barree en, dedans ! ,
Qu’est-ce donc – ô proie !
O fortune ! ô sort –
Qui manqué à leur- joie ?
Tout n’est-il pas mort ?
Les créneaux sans nombre,
Le long mur dormant
Font un monceau d’ombre
Sur leur flamboiement.
Visible en ces brumes,
L’aigle menaçant
Passe entre ses plumes
Son bec teint de sang.
Leur dédain féroce
Nargue l’ennemi.
Leur tour est colosse,
Le reste est fourmi.
Sous ce mur immense
Se mettre en arrêt !
Dieu même en démence
Y réfléchirait.
Jamais dans la Grèce,
Jamais dans Rama,
Ville ou forteresse
Si bien ne ferma.
L’écureuil qui saute
Tremblerait de voir
Une tour si haute,
Un fossé si noir.
L’entrée est oblique,
Le rempart est sûr,.
Et quiconque applique
Son oreille au mur
Jamais ne s’en vante,
Et, pâle, éperdu,
Garde l’épouvante
Du rire entendu.
J’ai la foi, la flamme,
La religion
Par laquelle une âme
Devient légion !
Qu’en mon cœur se forme
Et déborde à flot
La parole énorme
Qui semble un sanglot !
Que de mes entrailles
Sorte le grand mot
Qui court aux murailles
Et donne l’assaut !
Le mot que le bonze
Craint plus, mage impur,
Qu’un bélier de bronze
Au pied de son mur !
Le mot qu’à Florence.
Dit Dante irrité ;
Le mot Espérance !
Le mot Liberté !
Que chaque vers chante
Et soit un guerrier !
Que la strophe ardente
Se mette à crier !
Que ce fier poème,
Apre, ouvrant son flanc,
Semant l’anathème,
Bondissant, mêlant
Au choc de l’épée
Le pas du lion,
Semble une épopée
En rébellion !
Que, hors de la tente,
Devant l’escadron,
L’Idée éclatante
S’allonge en clairon !
Que l’hymne s’élève,
Clair, rude, inclément,
Chanson qui s’achève
En rugissement !
Ah ! la ville est forte,
Et ses lourds remparts
Pour chiens à leur porte
Ont des léopards ;
La ville est fermée
Et le mur hautain
Abrite une armée
Et couvre un festin
Dans la forteresse
Rit le camp vermeil ;
Ainsi la tigresse
Se lèche au soleil.
Mais les fêtes cessent
Si soudain le soir
Des clairons se dressent
Sur l’horizon noir.
Le vil prêtre avide
Jette son Koran ;
Tout devient livide
Autour du tyran ;
Et le maître même
Pâlit, bégayant,
Quand un cri sûprême,
Un chant effrayant
Éclôt, populaire,
Fauve et souverain,
Dans de la colère
Et dans de l’airain !
Trompettes terribles,
Chantez et sonnez !
Sur ces tours horribles,
Clairons indignés,
Clairons et trompettes,
Jetez votre bruit,
Car ces tours sont faites
De crime et de nuit !
Votre voix de cuivre,
Quand vient le moment,
Gronde et se fait suivre
Par l’écroulement.
Jetez votre insulte,
Comme un vent des cieux,
Jetez le tumulte
Des chants furieux
Sur les tours altières
Des fourbes vainqueurs,
Sur ces sombres pierres,
Sur ces affreux cœurs !
Sur Davus ministre,
Sur César Typhon,
Sur le nain sinistre,
Sur le nain bouffon,
Sur l’enfer qui grince
Et qui triomphait,
Sur le bandit, prince
De tout ce forfait !
Jetez l’harmonie
Qui hurle et hennit
Sur la tyrannie
Bâtie en granit,
Sur l’âpre muraille,
Sur le burg lascif
Où le festin raille
Le tombeau pensif !
Ils ont beau, ces traîtres,
Bénis des faux dieux
Et chers aiix faux prêtres,
Être monstrueux ;
Leur alcôve obscène,
Douce à leurs sommeils,
Le matin est pleine
De rires vermeils ;
Gais, ils peuvent prendre,
Bourreaux en chaleur,
Des baisers de cendre
Aux bouches en fleur ;
Les prostituées
Dans leurs alhambras
Comme des nuées.
Pssent dans leurs bras ;
Mathan les encense ;
Ils ont, à huis clos,
Tout ; l’or, la puissance,
Et la fange, à flots ;
Clairons ! vomitoires !
Votre acharnement
Remplace ces gloires
Par le châtiment !
Courage ! couràge !
Guerre à l’antre obscur !
Que l’immense outrage
Soufflette ce mur !
Guerre au nid pirate !
Dénoncez au ciel
Cette scélérate
Qu’on nomme Babel !
Que dans l’air qui tremble
Votre hymne écumant
Vole, éclate et semble
Un déchaînement !
Votre souffle d’ombre
Déjà donne aux tours
Un penchement sombre,
Effroi des vautours,
Et fait, sous l’opprobre,
Mieux crouler les murs
Qu’un soleil d’octobre
Ne fend les fruits mûrs.
Sonnez ! tout s’effare.
Sonnez, voix du sort !
De votre fanfare
Une flamme sort.
Malheur à la joie !
Au maître, au seigneur
Sous qui le sort ploie !
Malheur au bonheur !
Malheur au roc chauve,
Au donjon dès loups,
Au parapet fauve
Hérissé de clous !
Malheur aux prunelles
Du lynx, du chacal,
Et des sentinelles
Qui gardent le mal !
Malheur aux chlamydes
Des archers postés
Sur des pyramides
Autour des cités !
Malheur aux mosquées,
Aux portes des rois,
Aux tours attaquées
La nuit par des voix !
L’essaim d’hirondelles
Fuira de leur front ;
Les battements d’ailes
S’évanouiront.
On verra des rides
Aux murs blancs de chaux,
Et les chambres vides
S’empliront d’échos.
Que les Babylones
Et que les Memphis ;
Dressent des colonnes
Comme des défis ;
Qu’on fasse une ville
A triple fossé ;
Que tout soit servile
Ou soit terrassé ;
Que le roi barbare
Sorti des limons,
Mette une tiare.
De tours sur les monts ;
Sur les lois qu’il foule
Il luit, foudroyant ;
Il règne ; et la foule
Demande, en voyant
Que tout le contemple,
Prêtres et valets,
S’il est dans un temple
Ou dans un palais.
Il est grand, superbe,
Et sous ce voleur.
L’homme est comme l’herbe ;
C’est bien, mais malheur,
Malheur à ce temple,
A cette impudeur,
A ce crime, exemple
D’ombre et de grandeur ;
Malheur à ce groupe
De murs factieux
Que le soir découpe
Sur le clair des cieux ;
Malheur à ces fêtes,
Aux grands dômes lourds
Qui, montrant leurs faîtes
Plus hauts que les tours,
Difformes ; immondes,
Noirs avec Iendeur,
Des ténébreux mondes
Semblent la rondeur ;
Malheur aux armées
Jetant dans les champs,
La nuit, des fumées,
Et le jour, des chants ;
Malheur à ces fastes,
Aux jeux, aux concerts,
ces palais vastes,
A ces donjons fiers,
Emplissant l’espace,
Dans l’ombre aperçus ;
Si quelqu’un qùi passe
Vient souffler dessus !
*
Clairons ! ceux qui saignent
Ont l’air de dormir,
Les âmes s’éteignent.
On n’ose frémir.
La morne patrie
Se laisse accabler.
Que votre furie.
La fasse parler !
Que toute souffrance,
Que tout droit meurtri,
Reprenne espérance
Et jette son cri !
Que l’espace immense
Soit plein de clartés,
Et d’une semence
De cœurs irrités !
Que chaque âme envoie
Son éclair sanglant !
Que dans l’ombre on voie
Jaillir, s’envolant
Sur les bois, les haies,
Les champs, le lac bleu,
Des lèvres des plaies.
Les langues de feu !
*
Sonnez sans relâche !
Racontez aux cieux
A quel point ce lâche
Fut audacieux !
Frappez l’homme blênie !
Faites en ce lieu
Un bruit de blasphème
En l’honneur de Dieu !
Frappez la muraille
Du crime impuni.
Que votre appel aille
Droit à l’infini !
Que ce chant s’enfonce ;
Et, deuil ; foudre, affront,
Force à la réponse
L’Inconnu profond !
Du soir à l’aurore
Criez au secours !
Et sonnez encore,
Et sonnez toujours !
Quand par la pensée,
Souffle aérien,
La roche est poussée,
Elle dit hé bien !
La tour la plus fière
Sous ce vent périt.
Qu’est-ce que la pierre
Peut contre l’esprit ?
*
Qu’après la tempête
De vos sombres chants,
Le spectre, la bête,
Les mages méchants,
Demandent aux nues ;
Au vent qui s’enfuit :
Que sont devenues
Les tours de la nuit ?
Où donc, ô vallée,
O brume, ô mistral,
S’en est-elle allée,
La ville du mal ? .
La ville ivre et fière
D’où Dieu fut banni,
Qui-choquait son verre
Contre l’infini,
Qu’on entendait rire,
Et qui sur les monts
Le soir, faisait luire
Des yeùx dé démons ? –
Qu’ils cherchent, funèbres,
Ecoutant l’écho,
L’amas de ténèbres
Qui fut Jéricho !
Qu’ils cherchent les arbres,
Les chars, les pavois !
Qu’ils cherchent les marbres,
Qu’ils cherchent les voix !
Qu’ils Cherchent le maître,
Le chef, le gardien,
Le psaume du prêtre,
L’aboiement du chien !
Et les hallebardes,
Et l’encensoir d’or,
Et le pas des gardes
Dans le corridor !
Les thyrses de lierre,
Les murs teints de sang,
Et la fourmilière
Des femmes dansant !
Les belles fantasques,
A l’œil tendre et fou,
Qui nouaient des masques
Derrière leur cou !
L’herbe et l’alouette,
Et l’aigle en son nid,
Et la silhouette
Des sphinx de granit !
Les donjons épiques,
Les grands arsenaux !
Qu’ils cherchent les piques
Entre les créneaux !
Qu’ils cherchent les rampes,
Les jardins, les cours,
Le reflet des lampes
Aux rondeurs des tours !
Quelle nuit profonde,
O vent syrien !
Qu’ils cherchent un monde,
Et ne trouvent rien !
2 février 1870.