Juin 1857. Sous le Second Empire de Napoléon III, une rumeur enfle dans les cercles littéraires parisiens. Charles Baudelaire, un poète à la plume singulière et au style déjà remarqué, publie un recueil aux accents sombres et provocants : Les Fleurs du mal. Le recueil suscite l’enthousiasme de quelques initiés, mais aussi l’ire de la presse conservatrice. Très vite, l’affaire prend une ampleur inattendue. La presse se déchaîne, créant le « buzz » autour d’un recueil dont le succès aurait pu rester confidentiel. Le tourbillon d’indignation et de controverse propulse l’œuvre de Baudelaire sur le devant de la scène. Le scandale éclate. La justice s’en mêle. Le livre sera censuré. Et Baudelaire, jugé.
Ce que l’histoire retiendra comme l’un des procès littéraires les plus célèbres du XIXe siècle commence pourtant dans une relative confidentialité. Mais la provocation poétique, en ces temps d’ordre moral, a un prix.
La naissance du scandale derrière une publication discrète
Le 21 juin 1857, le recueil paraît à Paris, publié à 1100 exemplaires par les éditeurs Poulet-Malassis et De Broise. Dans un premier temps, Les Fleurs du mal semble destiné à un lectorat restreint. Le recueil aurait pu sombrer dans l’oubli, si la presse ne s’était pas emparée de l’affaire. Une série de critiques pleuvent, dénonçant l’immoralité de l’œuvre. Dès le 5 juillet 1857, Le Figaro publie une critique incendiaire :
« Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. »
« Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire; il y en a où l’on n’en doute plus. »
Le scandale éclate, attirant l’attention des autorités. À cette époque, la justice est une épée à double tranchant, prête à sévir contre toute œuvre jugée immorale. La moindre étincelle de provocation peut avoir de lourdes conséquences et déclencher la censure. Dans un contexte où la littérature est scrutée par les autorités, ce genre de polémique attire vite l’attention des services de l’État. Et ce qu’ils y lisent leur déplaît.
Une justice prompte à sévir
Le 7 juillet, la direction de la Sûreté publique transmet un rapport au ministère de l’Intérieur. Le même jour, le procureur général est informé par le ministre de l’Intérieur de la nature controversée de cet ouvrage, dont plusieurs passages semblent constituer une offense à la morale publique.
Le 17 juillet, le procureur général engage une procédure judiciaire à l’encontre de Charles Baudelaire et de ses éditeurs, Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise, ainsi que la saisie de tous les exemplaires du livre. Le 20 août, l’affaire est portée devant le tribunal de la Seine, dans la sixième chambre de police correctionnelle. Le substitut du procureur, Ernest Pinard, déjà à l’origine des poursuites contre Madame Bovary, mène l’accusation.
Baudelaire et ses deux éditeurs sont poursuivis pour outrage à la morale publique et religieuse. Treize poèmes seront jugés : Les Bijoux, Sed non satiata, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Le Beau Navire, À une mendiante rousse, Le Vin de l’assassin, Lesbos, Femmes damnées (1) et Femmes damnées (2) comptées pour un seul poème, et Les Métamorphoses du Vampire, Le Reniement de saint Pierre, Abel et Caïn, Les Litanies de Satan.
Charles Baudelaire prépare sa défense. On lui recommande un avocat de renom, Me Chaix d’Est-Ange, connu pour ses liens avec l’Empire. Cependant, celui-ci refuse de prendre l’affaire et propose à la place son fils, moins expérimenté, ce qui compliquera sa situation.
Baudelaire ne pensait pas qu’il y aurait un procès, mais il se retrouve malgré tout devant le tribunal. Convaincu de son acquittement, il prépare de nombreuses notes et documents pour son avocat, arguant que « le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité ». Son erreur ? Avoir cru, écrit-il, à « l’intelligence universelle » et ne pas avoir inclus une préface expliquant ses principes littéraires et la question cruciale de la morale. Il ne cherche pas à séduire par le vice, insiste-t-il, mais à en révéler la laideur, pour mieux en susciter le dégoût.
Le jugement : une œuvre mutilée
Le verdict tombe le jour même. Baudelaire est reconnu coupable de délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs en raison de passages ou expressions obscènes et immorales. Il est condamné à 300 francs d’amende, ses éditeurs à 100 francs chacun. Surtout, six poèmes de Les Fleurs du Mal sont interdits de publication. Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées (1), et Les Métamorphoses du Vampire devront disparaître de toute édition française.
Baudelaire renonce à faire appel. Il obtient une réduction de son amende, ramenée à 50 francs. Loin de renoncer, il se remet au travail. La deuxième édition de Les Fleurs du Mal, publiée en 1861, comprend 126 poèmes avec 35 poèmes supplémentaires et une nouvelle section : Tableaux parisiens. Mais les pièces condamnées restent absentes. Cette édition, la dernière publiée de son vivant, fut tirée à 1 500 exemplaires, il faudra attendre près d’un siècle pour qu’elles soient enfin réhabilitées.
Succès posthume : l’interdiction, tremplin paradoxal de la postérité
En 1866, soit un an avant la mort de Baudelaire, les poèmes censurés reparaissent en Belgique dans un recueil intitulé Les Épaves, comportant 23 poèmes dont les six pièces condamnées. En France, ils restent frappés d’interdiction jusqu’au 31 mai 1949, date à laquelle à l’initiative du président de la Société des Gens de Lettres, la Cour de cassation annule le jugement de 1857, concluant que les poèmes incriminés ne contiennent aucun terme obscène ou immoral.
Ironie de l’histoire : cette censure contribua à faire de Baudelaire un symbole de l’artiste maudit, persécuté par les institutions. Les Fleurs du mal, d’abord fustigées, deviennent l’un des sommets de la poésie française moderne. Et l’on peut se demander, avec le recul, si cette controverse judiciaire n’a pas, en fin de compte, offert à l’œuvre une audience que le silence n’aurait jamais permis.