ZÉNITH

Je suis le haut.

NADIR

Je suis le bas.

ZÉNITH

J’aime.

NADIR

Je ris.

ZÉNITH

Par l’éblouissement les cœurs sont attendris.
Adorer, c’est aimer en admirant. Ô cimes !
Que le soleil est beau sur les sommets sublimes !

NADIR

Le dessous est charmant.

ZÉNITH

Ô Paris !

NADIR

Ô Paris !

ZÉNITH

J’aperçois les cerveaux, les têtes, les esprits,
Les vastes fronts, foyers où rayonnent les âmes.

NADIR

Je m’amuse. Je vois le vrai côté des femmes.

ZÉNITH

Joie immense ! savoir ! sonder ! voir jusqu’au fond
Ce que rêvent les forts, ce que les sages font !
Ô grands cœurs des héros !

NADIR

Petits pieds de Suzette !

ZÉNITH

Je lis le livre écrit par Dieu.

NADIR

Moi, la gazette
Que le diable griffonne au verso.

ZÉNITH.

Croire est doux.
Marchez les yeux au ciel !

NADIR

Pour tomber dans les trous.

ZÉNITH

Cherchez les grands travaux et les grandes études,
Vivez pensifs ! plongez votre âme aux solitudes !
Allez ! Vous reviendrez meilleurs.

NADIR

Et fort maigris.

ZÉNITH

Vivants ! enivrez-vous d’extases !

NADIR

Soyez gris.

ZÉNITH

Pensez !

NADIR

Buvez, mangez, faites-vous de gros ventres.

ZÉNITH

Chantez, oiseaux ; lions, rugissez dans vos antres ;
Vents, soufflez ; gonflez-vous, ô mers ; frémis, forêt ;
Prie, Adam ! — Le soleil se lève. Dieu paraît !

NADIR

Crois-tu ?

ZÉNITH

Création, salut !

NADIR

Triste machine !

ZÉNITH

Gloire à Dieu !

NADIR

Peuh !

ZÉNITH

Salut, ô France !

NADIR

Bonjour, Chine.

ZÉNITH

Venez, lutteurs saignants ! venez, grands hommes las !
Dante avec Béatrix, Voltaire avec Calas !

NADIR

Tiens ! Il laisse tomber par terre la Pucelle !

ZÉNITH

Shakspeare, resplendis ; Rabelais, étincelle ;
Byron, montre ton front !

NADIR

Et cache ton pied-bot.

ZÉNITH

Christ naît. J’entends un bruit de harpe.

NADIR

Et de rabot.

ZÉNITH

Son père est roi.

NADIR

Son père est charpentier.

ZÉNITH

Ô psaumes !
Ô David !

NADIR

Ô Joseph ! Ô scie !

ZÉNITH

Où sont les chaumes
Est la paix. Le hameau m’attire.

NADIR

Allons-nous-en.

ZÉNITH

Aime le villageois.

NADIR

Mais crains le paysan.

ZÉNITH

J’ai l’œil sur les hauts lieux où s’allume une gloire,
Où César a gagné sa plus grande victoire,
Où Juvénal farouche a fait son plus beau vers.
Je le sais, moi. Je vois l’endroit.

NADIR.

Je vois l’envers.

ZÉNITH

Athène ! ô murs sacrés ! beauté ! chefs-d’œuvre ! exemples !
Strophes du statuaire écrites sur les temples !
Michel-Ange, à genoux tu les étudias.
Raphaël effaré contemple Phidias ;
Les profonds bas-reliefs, pleins d’une vie étrange,
Devant le demi-dieu font frissonner l’archange.
Ô sourire éternel des frontons dans l’azur !
Sous ce mur immortel qu’a ciselé l’art pur,
Les générations comme des fleuves roulent ;
Turcs et vénitiens et bavarois s’écoulent ;
Les siècles, bûcherons qui s’acharnent en vain,
Comparent, convoqués par le sculpteur divin
Devant le Parthénon mutilé comme un arbre,
L’humanité d’argile à l’olympe de marbre.
Salut à Phidias !

NADIR

Bonsoir à lord Elgin !

ZÉNITH

Justes, buvez l’absinthe.

NADIR

Absinthe, vin et gin.
Riches, l’orchestre chante et les gorges sont nues ;
Le parc bleuâtre et frais livre ses avenues ;
Les lustres d’or, mêlés d’amours et de griffons,
Pendent, buissons de flamme, à l’anneau des plafonds ;
Dansez dans le salon et soupez dans la serre ;
Vous, les pauvres, les gueux, brutes de la misère,
Soûlez-vous dans un bouge à la lueur des suifs !

ZÉNITH

Je regarde voler les aigles.

NADIR.

Moi, les juifs.

ZÉNITH

Morus meurt pour la loi ; Caton, pour la patrie.

NADIR

La lâche multitude obéit, tremble et crie.
Le cri monte de ceux sur qui l’on marche à ceux
Sur qui l’on frappe : serfs, moujiks, fellahs crasseux,
Esclaves. Les pavés se plaignent aux enclumes.

ZÉNITH

Que de couronnes d’or, que de chapeaux à plumes
Sur des fronts criminels !

NADIR

Quels gros clous aux souliers
De l’honnête homme !

ZÉNITH

Ô bons, vous êtes les piliers
Du ciel mystérieux où gravitent les mondes !
La raison de tout sort de vos âmes profondes.
Sans vous tout serait sombre et tout serait obscur.
La justice sacrée, et qui remplit l’azur,
Commence à l’honnête homme et finit aux étoiles.
Les justes méconnus rayonnent sous leurs voiles ;
Comme le ciel, ils ont en eux l’immensité,
Et, s’il est la lumière, ils sont la vérité.

NADIR.

Buvons !

ZÉNITH

Gloire au soleil !

NADIR

Il rit de la nature.
Tous les échantillons d’esprit et de stature
Sont égaux et pareils devant ce bec de gaz,
Depuis Petit Poucet jusqu’à Micromégas !

ZÉNITH

Pudeur ! le lys t’adore et le ramier candide
T’aime, et l’aube te rit, virginité splendide,
Neige où se posera le pied blanc de l’amour.

NADIR

À bas la vierge ! à bas le lys ! à bas le jour !
Toute blancheur est fade et bête.

ZÉNITH

Tais-toi, nègre !

NADIR

Est-ce ma faute, à moi ? L’ange ! tu deviens aigre.
Le nez en l’air, au fond de toute chose assis,
Où tu vois des géants, je vois des raccourcis.
Ce que tu vois monter, moi, je le vois descendre.
Tu vois la flamme aux fronts, je vois aux pieds la cendre.
Tout tient à la façon dont nous sommes placés.

ZÉNITH

Le bleu matin dorait l’herbe dans les fossés ;
Les froids tombeaux, devant le porche de l’église,
Dormaient. Au coin du bois Pierre rencontra Lise,
Et lui dit : — Viens. — Où donc ? — Au bois. — Je ne veux pas.
Les moissonneurs prenaient à l’ombre leur repas ;
Les gais pinsons jouaient sur les pierres des tombes.
— Oh ! là-bas, sur ce toit, vois toutes ces colombes !
Dit-elle ; et Pierre dit : — C’est chez moi qu’on les voit.
Viens les voir. J’ai ma chambre au bord de ce vieux toit.
J’ai chez moi la colombe et sa sœur l’hirondelle.
Tu pourras dans tes mains les prendre. — Vrai ? dit-elle,
Dans mes mains ? — Dans tes mains ! Viens-tu ? — Je n’ose pas.
Le sentier, complaisant ou traître, pas à pas,
Les mena tous les deux, pensifs, vers la chaumière.
Tout le long du chemin Lise avait peur de Pierre.
Pierre dit : — C’est ici. — Dans l’escalier étroit
Leurs souffles se mêlaient. Les colombes du toit,
Les entendant venir, fuirent à tire-d’aile.
— Où donc est la colombe ? où donc est l’hirondelle ?
Dit Lise ; et Pierre dit tout bas : — Ô ma beauté,
Les oiseaux sont partis, mais l’amour est resté.
Des roses emplissaient ce nid d’une odeur d’ambre ;
Elle entra rougissante… —

NADIR

À l’angle de la chambre,
Le vieux Satan riait dans sa barbe de bouc.
Lise en ôtant ses bas chantait l’air de Malbrouck.

ZÉNITH

Jacque, après son travail, las, brûlé par le hâle,
Rentrait chez lui, son pain sous son bras. Maigre et pâle,
Une femme passait, son enfant à la main.
— Du pain ! cria l’enfant. — La mère dit : — Demain.
L’enfant ploya son front comme l’oiseau son aile.
— Je ne crois pas en Dieu ; mon fils a faim ! dit-elle.
Le pauvre doux enfant dit : — Mère, ce n’est rien. —
Jacques donna son pain. Ô Jacques, tu fis bien.
Pour que la mère croie, il faut que l’enfant mange.

NADIR

Le mioche était horrible et monstrueux. Cet ange
Louchait ; il ressemblait vaguement à Dupin ;
Et, pendant qu’il mangeait, son nez noyait son pain.

ZÉNITH

L’œil de chair ment. L’esprit, c’est l’unique prunelle.
Les prophètes muraient leur grotte solennelle,
Et, dans l’ombre engloutis, vivaient dans la clarté.
L’âme ignore la nuit comme la cécité.
L’âme voit à travers les paupières fermées.
Ô pures visions des choses innommées !
Majesté du voyant que l’esprit seul conduit,
Qui n’a plus que son âme ouverte dans la nuit !
Milton était aveugle.

NADIR

Et Camoëns fut borgne.

ZÉNITH

Ô Dieu, je suis heureux ! je contemple.

NADIR.

Je lorgne.
Platon contemple, et Juan lorgne ; il a l’œil battu,
Et Vénus dit tout bas à don Juan : Montes-tu ?

ZÉNITH.

Silence !

NADIR

Mon don Juan, mon beau faquin robuste,
Dit Vénus, ce Platon n’est bon qu’à faire un buste.

ZÉNITH

Tout est bien, tout est beau.

NADIR

Hein ? Plaît-il ? S’il vous plaît ?
J’ai tant cherché le beau que j’ai trouvé le laid.
Tout est mal.

ZÉNITH

L’idéal rayonne, astre immobile.

NADIR

Satan m’a fait cadeau de l’âme de Zoïle ;
Je me la mets dans l’œil en guise de lorgnon.

ZÉNITH

Tout glorifie…

NADIR

À bas !

ZÉNITH

Et tout affirme.

NADIR

Non !

ZÉNITH

Le sage, inaccessible à vos vices funèbres,
Hommes, est votre phare au milieu des ténèbres.

NADIR

Socrate était ivrogne et Thalès libertin.

ZÉNITH

Croyez.

NADIR

Le vrai pas plus que le beau n’est certain.
Qui semble un singe aux grecs semble un homme aux osages.

ZÉNITH

Démocrite, Héraclite étaient les deux visages
Du genre humain.

NADIR

C’est Jean qui pleure et Jean qui rit.
C’est toi, Zénith, et moi, Nadir.

ZÉNITH

Sinistre esprit,
N’approche pas ton nom du mien.

NADIR

Bah !

ZÉNITH

Tais-toi, fange !

NADIR

Monsieur, je suis un diable et vous êtes un ange ;
mais quand vous vous fâchez de la gaîté que j’ai,
je rêve que quelqu’un vous a pris votre g.

ZÉNITH

Qu’Ève, par toi perdue et dont tu fis la honte,
T’écrase sous son pied !

NADIR

Que Balaam vous monte !

ZÉNITH

Ô Dieu vivant, pardonne au rire immonde et noir,
Pardonne au rire misérable,
Toi qu’adore, incliné comme l’arbre du soir,
Le juste sombre et vénérable !

Le rire hurle, et mord le bas du firmament ;
Il déchire, il souille, il écume,
Trouble la tombe, et crache, avec un grincement,
Sur le monde, encensoir qui fume !

Regarde sans courroux le rire furieux,
Le rire que rien ne désarme,
Dieu, vie, abîme, espoir ! grand œil mystérieux
D’où tombe l’homme, cette larme !

23 novembre 1853.