Éraillé béant abritant peste et démence
Il arrive il pénètre au port le paquebot
Hors de son flanc comme l’intestin d’une panse
La cargaison étonnement des cachalots
Est partie à la dérive au sommet du mât
Flotte un pavillon noir Écartez-vous voilures
Tout l’équipage mort moisit dans les hamacs
Proie de l’épidémie aux yeux de pourriture
Sur l’épaule inclinant le manche de sa faux
Tout à l’heure à midi des bureaux sanitaires
L’épouvante danseuse étique aux bijoux faux
Paraîtra saluée par les cris des fonctionnaires
Déjà le feu pétille il est trop tard trop tard
Le ciel contemple les gestes des sémaphores
Cependant que le flot ronge le coaltar
Au flanc des bâtiments Qu’apparaisse l’aurore
où les ancres levées aux sanglots des sirènes
Tous ces bateaux prendront la mer en liberté
Qu’ils soient croiseurs chaluts ou trafiquants d’ébène
ou frégate fantôme aux ordres d’Astarté
Mais je crains qu’à leurs proues les moules par milliers
Ne se fixent avant leur départ vers les rades
où l’anneau les attend aux pierres des piliers
où l’on boit le tafia avec les camarades
Que m’importe après tout le sort des matelots
Qu’ils crèvent que le port durant dix quarantaines
Soit affamé tant pis pour le méli-mélo
Tant pis pour les marins et pour les capitaines
Mais au gré des courants flotte la cargaison
La vague la balance et le cap la repousse
La glace et le soleil au gré de la saison
Font péter les caissons où s’accroche la mousse
Où flottent maintenant le poivre et la cannelle
Le café la confiture et les bois précieux
Où sont les essences de fleurs et les flanelles
Les barriques de vin la soie brodée de dieux
Quels poissons ont mangé les viandes et le pain
Et les médicaments et les clous de girofle
La saumure a rempli la gourde des copains
Des épaves se sont échouées au bord des golfes
Mais là n’est pas la mer avec tous ses cadavres
Avec ses tourbillons ses huiles et ses laines
Ses continents déserts ses récifs et ses havres
Ses poissons ses oiseaux ses vents et ses baleines
Non ce n’est pas la mer ni l’eau ni le ressac
Ni l’horizon que brise une explosion d’étoiles
Ni même un naufrageur qui repêche des sacs
ni la reprise mystérieuse sur la voile

La mer ce n’est pas même un miroir sans visage
Un terme de comparaison pour les rêveurs
Un sujet de pensées pour l’engeance des sages
Pas même un lavoir propre à noyer les laveurs

Ce n’est pas un grimoire où dorment des secrets
Une mine à trésor une femme amoureuse
Une tombe où cacher la haine et les regrets
Une coupe où vider l’Amazone et la Meuse

Non la mer c’est la nuit qui dort pendant le jour
C’est un écrin pillé c’est une horloge brève
Non pas même cela ni la mort ni l’amour
La mer n’existe pas car la mer n’est qu’un rêve

Et moi qui l’appelais à l’assaut de la digue
je reste au pied des rocs jonchés de goémon
Tandis que le soleil ouvert comme une figue
saigne sur les tourteaux errant dans le limon

Jamais plus la tempête en sapant les falaises
N’abîmera la ville d’Ys les icebergs
Ne dériveront plus à moins qu’il ne me plaise
De recréer les flots les voiles et les vergues

Déjà sentant la mort et la teinture d’iode
Dans la putréfaction qui comblera les mares
Une flore nouvelle apparaît comme une ode
Vers le ciel impalpable où s’éteignent les phares

De Marenne à Cancale
y a un long chemin
L’ai fait à fond de cale
Sur un lit de jasmin

De Marenne à Cancale
y a de bons marins
Des solides des mâles
Et cinq doigts à leurs mains

De Marenne à Cancale
y a du sable fin
y a du vent qui hâle
La gueule des gamins

De Marenne à Cancale
Y a morts et vivants
des moribonds qui râlent
Du soleil et du vent

De Marenne à Cancale
on boit beaucoup de vin
qui donc qui nous régale
Tout le long du chemin

De Marenne à Cancale
Vogue un fameux lapin
Un fier luron sans gale
qui saoula les marins

Où donc est ma négresse
Dit le premier marin
On fit avec sa graisse
Quatre grands cierges fins

Découpée charcutée
on l’a mise en un four
Les moines l’ont mangée
Pendant quarante jours

Où donc est ma gonzesse
Dit le second marin
L’est encore à la messe
à prier tous les saints

Je lui ferai connaître
Mon saint Jean mon saint Louis
Car suis-je ou non le maître
Dans ce sacré bouis-bouis

Où donc le gui Madame
Dit le dernier marin
qui n’avait pas de femme
Et pas de bague aux mains

Le gui le gui silence
vous reviendrez un jour
à l’heure de la danse
chanter au gui l’amour

J’étais aveugle et je croyais qu’il faisait nuit
Est-ce bien toi que je nommais la ténébreuse
Ô nuit sonore et lumineuse quand s’enfuit
L’aigle du cauchemar aimé des nébuleuses

Byron voyageant en Espagne
Habita longtemps à Tolède
Il y rêvait dans la campagne
aux plus belles et aux plus laides
Il y fut aimé d’une folle
Il fut aimé d’une espagnole

Il fut aimé d’une espagnole
La plus belle de la cité
Mais près du lord la tendre folle
Sentait son cœur la tourmenter
Elle mourut d’amour la belle
Comme on fermait la citadelle

Comme on fermait la citadelle
on l’emporta dans son linceul
Et le lord en rêvant aux belles
Derrière elle marchait tout seul
Le long des rues le peuple en foule
Regardait passer la dépouille

Regardaient passer la dépouille
Les lanceurs de malédictions
Et les bigots au cœur de rouille
Et les traîtres à leurs passions
Mais le lord alors sans mot dire
Marcha vers l’insulte et les rires

Marcha vers l’insulte et les rires
Le lord aux yeux lourds d’océans
Devant lui reculaient les sbires
Les toréros les paysans
Il arriva devant les femmes
Les Pepitas aux lourdes mammes

Les Pepitas aux lourdes mammes
Les gitanes aux noirs cheveux
Les chanteuses les grandes dames
Devant lui baissèrent les yeux
Parvint devant les demoiselles
Bravo Toro ! dit la plus belle

Bravo Toro ! dit la plus belle
Voici mon cœur voici mon corps
Et voici mon amour fidèle
Mes baisers et mes boucles d’or
Byron fut aimé par deux folles
Fut aimé par deux Espagnoles

Est-ce bien toi que je nommais la ténébreuse
avec tes grands flambeaux brûlant au pied des monts
Avec tes rues et tes parvis et fabuleuse
La dame de minuit l’amoureuse sans nom

Son corps qu’eût dessiné en reliant des étoiles
Sur la carte du ciel dans les constellations
Un astronome de jadis son corps sans voile
Est de ceux pour lesquels s’affrontaient les nations

Dans les vergers du ciel faisant sa promenade
Aux arbres sidéraux elle cueille les fruits
Tandis que les soleils dressés en colonnades
Sous leurs piliers de feu la voient marcher sans bruit

Et le ciel à son tour relégué dans les fables
Retrouve l’océan que je nie à jamais
Les lunes en cristal s’échoueront sur le sable
Où gît l’épave avec ses morts et ses agrès

La peste les marins les étoiles les flots
Les récifs et le bateau fantôme et la peste
La voie lactée et les yeux miteux des hublots
S’enliseront avec les statues au beau geste

Quelle nuit en effet valut nos yeux fermés
Quand visitant les jardins d’or de nos prunelles
Nous écoutions monter l’océan alarmé
Le flux de notre sang battant pour les cruelles.

(1929)